Ils ont tué Jaurès !

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Ils ont tué Jaurès !

31 juillet 1914, 21h 40, Jean Jaurès est assassiné à Paris au café du Croissant par Raoul Villain aussitôt arrêté. Dès les premiers jours d'août commence un véritable culte qui donne une idée de l'immense influence populaire de cet homme politique socialiste.

Petit retour en arrière…

Contre la loi des 3 ans

En 1913, un immense meeting a lieu au Pré St Gervais contre la loi des 3 ans du service militaire. Max Gallo en fait une description vivante : « Sur les collines du Pré-Saint-Gervais, tout en haut, sur le plus haut monticule, debout sur une voiture à cheval, la main serrant la hampe d'un drapeau, Jaurès en melon et redingote noire. Il parle. Le meeting a été préparé en quarante-huit heures et ils sont venus là, près de 150 000, l'entendre condamner la loi des trois ans, dénoncer la politique militariste. »

À la veille de la guerre, il est incontestablement le leader socialiste français le plus populaire. Dans une période marquée aussi par plusieurs scandales financiers où des élus sont impliqués, la probité de Jaurès et son mode de vie très simple marquent l'opinion publique.

En 1914, il est réélu député de Carmaux.

La guerre ?

Il la voit si longue, si cruelle. « Des millions d'hommes, invités par une Europe démente et avouant sa démence au bal du meurtre et de la folie. » Orateur extraordinaire, servi par une voix puissante, il séduit par la simplicité de son vocabulaire et la richesse de sa culture. Mais dans ce débat à l'Assemblée nationale, Clémenceau réplique : « Si on nous impose la guerre, on nous trouvera. (…) Les morts ont fait les vivants, les vivants resteront fidèles aux morts. »

Incontestablement, la bataille des idées en faveur de la paix est perdue pour Jaurès et les socialistes.

La haine

La presse se livre à une mise en condition de l'opinion publique et commet des articles d'une violence inouïe contre Jaurès.

Ainsi Gohier dans L'Œuvre en avril 1912 : « Le citoyen Jaurès est entretenu par les Rothschild. Jaurès est financé par le groupe du Berliner Tagblatt et par l'ambassade allemande, pour être l'orateur de l'Empire au Parlement français et le reptile du Kaiser dans la presse française. »

Même Péguy qui fut pourtant son ami dans sa jeunesse : « Jaurès est un pangermaniste qui représente en France la politique impériale allemande. »

La haine va jusqu'à la charge contre l'aspect physique de Jaurès, « (…) ce gros bourgeois parvenu, ventru, aux bras de poussah. »

Un journal nationaliste va même jusqu'à écrire : « Herr Jaurès ne vaut pas les douze balles du peloton d'exécution, une corde à fourrage suffira. » Et les appels au meurtre se succèdent.

Jean Jaurès répond à ces monceaux d'ignominie : « Dans vos journaux, dans vos articles, chez ceux qui vous soutiennent, il y a contre nous, vous m'entendez, un perpétuel appel à l'assassinat. Il y a les calomnies les plus meurtrières, les plus imbéciles. Voilà où vous en êtes ! Après des colonnes de calomnies, vos journaux ajoutent en parlant de moi, de nous, de nos amis : A cette exécution s'ajoutera, au jour de la mobilisation, une exécution plus complète. »

L'assassinat

Vendredi 31 juillet 1914, 21h 40, Jaurès soupe au Café du Croissant avec ses collaborateurs de L'Humanité, assis sur une banquette le dos tourné devant une fenêtre ouverte. Depuis la rue, Raoul Villain pousse le rideau et tire deux fois. Atteint à la tête Jaurès s'affaisse aussitôt. L'auteur des coups de feu tente de s'enfuir mais il est vu par Tissier, metteur en page de L'Humanité, qui le poursuit et l'immobilise avec l'aide d'un policier.

Un pharmacien auquel on demandait une ampoule pour faire une piqûre répond : « Je ne donne rien pour cette crapule de Jaurès, pour ce bandit qui est responsable de la guerre. »

Calvignac, le maire socialiste de Carmaux, vieil ami et compagnon de toutes les campagnes électorales, réveillé dans la nuit, tombe « comme assommé dans son vestibule » en apprenant la nouvelle. A genoux il se martèle la tête du poing, de rage et de désespoir.

L'enterrement a lieu le 4 août, le lendemain de la déclaration de guerre…

La mort de Jaurès décapite le parti socialiste. Elle est immédiatement ressentie dans les milieux populaires comme la levée du dernier obstacle à la guerre. Cet assassinat qui a lieu trois jours avant le début de la Première Guerre mondiale précipite le déclenchement des hostilités, notamment en permettant le ralliement de la gauche, y compris de certains socialistes qui hésitaient, à l’« Union sacrée ». Guesde et Sembat deviennent ministres du gouvernement d'Union Sacrée !

Le fils de Jaurès, l'aspirant Louis Jaurès, est tué au front le 3 juin 1918 à la tête de ses hommes. Il disait : « Quand on a l'honneur d'être le fils de Jean Jaurès, on doit donner l'exemple (…) L'internationalisme philosophique n'est point incompatible avec la défense de la patrie quand la vie de celle-ci est en jeu. »

Le procès de Raoul Villain

Villain était adhérent de la « Ligue des jeunes amis de l'Alsace-Lorraine », groupement d'étudiants ultra-nationalistes d'extrême droite où il a joué un rôle effacé, mais il reproche à Jaurès de s'être opposé à la loi sur le service militaire de trois ans.

Le samedi 29 mars 1919, tombe le verdict de la cour qui juge l'assassin de Jaurès : acquittement par onze voix contre une. Et sur les douze jurés, on ne compte qu'un seul salarié. La veuve, Mme Louise Jaurès, partie civile, est même condamnée aux dépens.

Anatole France, un ami de toujours, s'indigne : « L'assassin de Jaurès est déclaré non coupable. Travailleurs ! (...) un verdict monstrueux proclame que son assassinat n'est pas un crime. Travailleurs ! Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous ! Ce verdict vous met hors la loi : vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez. »

Le 15 septembre 1936, deux mois après le début de la guerre civile espagnole, des miliciens républicains abattront, à Ibiza, Raoul Villain qui vit là depuis plusieurs années et qui se cache sous un nom d'emprunt.

Au Panthéon

Jaurès repose au Panthéon depuis le 23 novembre 1924. Le gouvernement de Cartel des gauches, victorieux aux élections de mai 1924, a décidé d'organiser cette cérémonie grandiose. Les mineurs de Carmaux porteront le cercueil de Jaurès du Palais-Bourbon jusqu'au Panthéon. L'intention du président du Conseil Edouard Herriot était de rassembler : il a échoué. La droite a voté contre le projet et montré son dédain. « Il est moins dangereux au Panthéon qu'à la tribune » dit un sénateur.

Aristide Briand raconte que, un jour, il s'était trouvé avec Jaurès au Panthéon. « Cette visite nous produisit, dit-il, à Jaurès et à moi, une impression effroyable de temple obscur et vide. Aussi, quand nous nous retrouvâmes sur la place ensoleillée du Panthéon, Jaurès me dit : « II est certain que je ne serai jamais porté ici. Mais si j'avais le sentiment qu'au lieu de me donner pour sépulture un de nos petits cimetières ensoleillés et fleuris de campagne, on dût porter ici mes cendres, je vous avoue que le reste de ma vie en serait empoisonné. »

Conclusion empruntée à Max Gallo.

« Quelle contre-histoire des annales officielles de la IIIe République et de nos élites d'alors que cette vie de Jaurès !

De la répression à coups de fusil des grèves aux mensonges d'État de l'affaire Dreyfus, de la corruption et de la médiocrité du personnel politique à la conduite d'une politique extérieure qui conduit à la boucherie de 14-18, du choix de l'emprunt russe au refus de l'investissement industriel dans le pays, quelles ombres sur la Belle-Époque et sur les dynastie bourgeoises !

Or, si pas à pas, de la condition de vie des ouvriers (qu'on pense au débat sur les retraites) à la défense du droit d'un innocent, la société française peu à peu se démocratise, s'ouvre, c'est à l'action inlassable de Jaurès qu'on le doit. Et que dire de sa lucidité sur tous les grands choix et de la cécité – parfois délibérée et intéressée – de ceux qui gouvernaient. (…)

Jaurès écrivait : « On va réveillant les morts et, à peine réveillés, ils vous impose la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, de l'âpre et nécessaire exclusion. Avec qui es-tu ? Avec qui viens-tu combattre et contre qui ? »

Il concluait : « Je suis avec Robespierre et c'est à côté de lui que je vais m'asseoir aux Jacobins. »

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