1884, les syndicats entrent dans la loi

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1884, les syndicats entrent dans la loi

SOCIAL - Devant le poids grandissant des organisations ouvrières le gouvernement de la IIIe République fait voter un texte garantissant la liberté syndicale. Celui-ci déposé par le ministre Pierre Waldeck-Rousseau cherche aussi à encadrer l’action revendicative.

La loi du 21 mars 1884 met fin aux poursuites auxquelles s'exposaient, depuis 1791, les groupements constitués en vue de défendre, selon les mots de Le Chapelier, de « prétendus intérêts communs ». La nouvelle liberté participe des grands textes qui scellent la conquête politique de la Ille République. Cette fois, il s'agit de miser sur les ressources pacificatrices des syndicats. Le pari est risqué. En matière d'organisation ouvrière, le fait n'a pas seulement précédé le droit, il s'est construit dans l'adversité. Sans remonter au compagnonnage et aux sociétés de « résistance », la fin des années 1850 marque l'apogée du mouvement amorcé par la multiplication de « chambres syndicales » dans le sillage de l’Association internationale des travailleurs. Bon gré, mal gré, le régime impérial, qui a déjà cédé sur le droit de coalition, consent à ne pas les poursuivre pour peu qu'elles n'attentent pas à la liberté d'entreprendre et ne se mêlent pas de politique. À Paris, les 30 000 à 40 000 travailleurs organisés en 1869 envisagent pourtant d'abolir « le salariat, dernière forme d'esclavage ».

La sanglante répression de la Commune interrompt la dynamique. Brièvement. Des 1872, un cercle de l'Union syndicale ouvrière, fédération de 23 groupements corporatifs, voit le jour. Cette dernière est très vite interdite en dépit de la modération de ses initiateurs, proches de Jean Barberet, ancien ouvrier partisan d'un syndicalisme de conciliation. D'autres organisations passent entre les mailles du filet. En octobre 1876, beaucoup assistent au « congrès ouvrier » de Paris. Au fil des ans, l'audience des collectivistes grandit au détriment des coopérateurs, des mutualistes et des barberétistes. En 1880, on recense 478 chambres syndicales fortes de 64 000 membres. Ils avoisinent les 100 000 en 1883, tandis qu'apparaissent de premières fédérations nationales professionnelles.

LE POUVOIR VEUT SÉPARER LES SPHÈRES SYNDICALE ET POLITIQUE

La question de la légalisation des syndicats est posée au Parlement par le radical Édouard Lockroy, en 1876, au lendemain de la défaite électorale des royalistes. Détachée du problème plus général de la liberté d'association, la proposition de loi suscite l’opposition de la droite, prompte à agiter les deux spectres du retour des corporations et du désordre social, sans satisfaire les militants ouvriers hostiles aux contrôles administratifs prévus par le texte.

En 1880, le premier gouvernement Ferry dépose à son tour un projet de loi qui ne franchit pas l'obstacle sénatorial. Deux autres projets de gouvernement connaissent le même sort avant que Pierre Waldeck-Rousseau, ministre de l'Intérieur du deuxième gouvernement Ferry, n'emporte la partie en 1884. Il était temps, alors que l'économie entre en crise. À distance des ors de la République, les manifestations tumultueuses de sans-travail et le regain d'agitation ouvrière, dont la longue grève de 10 000 mineurs du Nord, rappellent les élus à la réalité.

La loi ne se contente pas d'ailleurs de reconnaître le fait syndical, elle l'encadre.

Soucieux de « prémunir la société de toute l'hystérie que représente la guerre sociale », Jules Ferry attend de l'organisation professionnelle qu'elle éduque les ouvriers. Dans cette perspective, l'article 3 la cantonne à la « défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles ». Par-là, le texte sépare la sphère syndicale de celle du politique, domaine de l'intérêt général et des institutions, terrain, aussi, des confrontations partisanes, voire champ d'action de la subversion socialiste et anarchiste.

EN 1895, LES ORGANISATIONS OUVRIERES REGROUPENT 430 000 MEMBRES

L'article 6 veille d'ailleurs à ne pas enfermer les syndicats dans une pratique exclusivement revendicative pour énumérer les services que la loi souhaite les voir développer : bibliothèques, cours professionnels, offices de renseignements, caisses de secours mutuel et de retraite, etc. À cette fin, les syndicats jouissent de la personnalité civile permettant d'agir en justice et d'acquérir des biens. Les unions de syndicats plus perméables aux dérives politiques en sont privées. Le texte, muet sur l'âge, le sexe ou la nationalité des adhérents, circonscrit son aire d'application an territoire métropolitain, à l’Algérie, aux Antilles et à La Réunion. Par son silence, il exclut les fonctionnaires du bénefice d'une liberté jugée attentatoire à l'exercice de la puissance publique. Point litigieux s'il en est. L'article 4 oblige les organisations à déposer auprès de l'administration leurs statuts, ainsi que l'identité de leurs responsables, impérativement de nationalité française. « Œuvre de police et de réaction », dénoncent les militants, qui invitent à ne pas obtempérer. En 1893, des dizaines de syndicats parisiens sont dissous sous ce prétexte.

Sur le terrain, si le patronat résiste du mieux qu'il peut à la poussée syndicale, l’existence de la loi rassure et donne confiance. En 1895, le total des syndicats de salariés est estimé à 2314, regroupant près de 430 000 membres. La même année, la creation de la CGT prend acte de cette implantation réussie, tandis que ses pratiques et ses buts signalent l’échec du syndicalisme de « paix sociale » espéré par les gambettistes.

Michel PIGENET

Historien

 

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