Mai 1945 : Sétif et Guelma, un massacre colonial

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Mai 1945 : Sétif et Guelma, un massacre colonial

Le 8 mai 1945, à Sétif, les nationalistes algériens du PPA (Parti du peuple algérien, interdit) de Messali Hadj (en résidence surveillée) et des AML (Amis du Manifeste et de la liberté) de Ferhat Abbas organisent un défilé pour célébrer la chute de l’Allemagne nazie.

Les manifestants sont invités par les organisateurs à déposer cannes, bâtons et couteaux devant la mosquée de Sétif. Le cortège, précédé par des scouts, devait se rendre au monument aux morts de la ville pour déposer une gerbe de fleurs en hommage aux soldats algériens tombés face au nazisme.

Les drapeaux alliés sont en tête. Soudain, pancartes et drapeau algérien sont déployés. Les pancartes portent les slogans « Libérez Messali », « Vive l’Algérie libre et indépendante », « A bas le fascisme et le colonialisme ».

Mais c’était sans compter avec le préfet de Constantine, Lestrade-Carbonnel, qui a ordonné aux forces de police : « Faites tirer sur tous ceux qui arborent le drapeau algérien. » Le commissaire de police Lucien Olivier fait tirer sur les manifestants. Bouzid Saal refuse de baisser le drapeau algérien qu’il porte ; il est abattu par un policier. Cela déclenche l’émeute.

Les Algériens qui fuient sous les coups de feu des policiers agressent à leur tour les Européens qu’ils rencontrent. Partout résonne l’appel à la révolte. A 13 heures le couvre-feu est instauré et l’état de siège décrété à 20 heures. L’armée, la police et la gendarmerie sillonnent les quartiers arabes. La loi martiale est proclamée et des armes sont distribuées aux Européens. La répression sera terrible.

Le même jour, à Guelma (est de Constantine), une manifestation pacifique est organisée par les militants nationalistes, drapeaux algériens et alliés en tête. La police tire sur le cortège : quatre morts algériens (aucun européen). Le sous-préfet Achiary décrète le couvre-feu et fait armer la milice des colons. Cette milice se livre à un véritable pogrom contre la population musulmane.

« Je voyais des camions qui sortaient de la ville et, après les intervalles de dix à quinze minutes, j’entendais des coups de feu. Cela a duré deux mois ; les miliciens ramassaient les gens partout pour les tuer. Les exécutions se faisaient surtout à Kef-El-Boumba et à la carrière de Hadj M’Barak ». [1] Des centaines de musulmans de Guelma furent fusillés sans jugement.

L’écrivain Kateb Yacine était collégien à l’époque ; témoin oculaire des événements de Sétif, il écrit : « Je témoigne que la manifestation du 8 mai était pacifique. En organisant une manifestation qui se voulait pacifique, on a été pris par surprise. Les dirigeants n’avaient pas prévu de réactions. Cela s’est terminé par des dizaines de milliers de victimes. A Guelma, ma mère a perdu la mémoire (...) On voyait des cadavres partout, dans toutes les rues. La répression était aveugle ; c’était un grand massacre. »

L’insurrection va se propager avec la nouvelle de la répression dans toute la région de Sétif, Guelma, Kherrata, Djidjelli.

Une répression impitoyable et souvent aveugle

La répression, conduite par l’armée française, mais aussi par des milices européennes déchaînées, sera d’une incroyable violence : exécutions sommaires, massacres de civils, bombardements de mechtas en bordure de mer par des bâtiments de guerre... Le bilan ne pourra jamais être établi.

Le comble de l’horreur est atteint lorsque les automitrailleuses font leur apparition dans les villages et qu’elles tirent à distance sur les populations qui fuient vers les montagnes. Les blindés sont relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux.

De nombreux corps n’ont pu être enterrés ; ils sont jetés dans les puits, dans les gorges de Kherrata. Des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres. Saci Benhamla, qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux d’Héliopolis, décrit l’insupportable odeur de chair brûlée et l’incessant va-et-vient des camions venant décharger les cadavres, qui brûlaient ensuite en dégageant une fumée bleuâtre. [2]

À Kef-El-Boumba, « j’ai vu des Français faire descendre d’un camion cinq personnes les mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d’essence avant de les brûler vivants . » [3]

L’armée organise des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se prosterner devant le drapeau français et répéter en chœur : « Nous sommes des chiens et Ferhat Abbas est un chien ». Certains, après ces cérémonies, étaient embarqués et assassinés. [4]

Dans son rapport sur les massacres de Sétif, le général Tubert écrit : « La raison d’État, la commodité d’une répression aveugle et massive permettant de châtier quelques coupables parmi les milliers d’innocents massacrés, l’immunité administrative de “fait” couvrant par exemple, le sous-préfet de Guelma, fit délibérément et sans excuse arrêter et fusiller, sans autre forme de procès, des musulmans de la ville dont les familles réclament encore en vain une enquête, un jugement ou même une simple explication. »

Le nombre de victimes

Le nombre de victimes algériennes reste encore aujourd’hui impossible à établir mais on peut l’évaluer à plusieurs dizaines de milliers de morts. Le consul général américain à Alger parlera de 40 000 morts. Les Oulémas plus proches du terrain, avanceront le chiffre de 80 000 morts.

Selon l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes et que reste, dans les mémoires de tous, le souvenir d’un massacre qui a marqué cette génération ».

Après les massacres

La barbarie qui s’est déployée à la suite des manifestations du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma marque un tournant dans l’histoire de la lutte nationaliste. Le fossé entre Algériens et Européens ne sera plus jamais comblé. Dans l’immédiat la répression s’abat encore un peu plus sur la direction du mouvement nationaliste. Pour les militants du PPA, le colonialisme a montré son vrai visage. Le temps de la « Révolution par la loi » est révolue et doit faire place à la « Révolution par les armes ».

Pour de nombreux militants nationalistes comme Lakhdar Bentobbal, futur cadre du FLN, le 8 mai 1945 symbolise la prise de conscience que l’engagement dans la lutte armée reste la seule planche de salut. C’est à la suite des événements du 8 mai que Krim Belkacem, l’un des six fondateurs « historiques » du FLN, décide de partir au maquis.

Bibliographie sommaire sur les événements du 8 mai 1945

- Yves Benot, Massacres coloniaux, éd La Découverte, Paris, 2001.

- Boucif Mekhaled, Chronique d’un massacre : 8 mai 1945, Sétif-Guelma-Kherrata, éd. Syros, Paris, 1995.

- Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie 1940-1945 : de Mers El-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, éd. La Découverte, Paris, 2001.

[1] Mekhaled, p. 192.

[2] Mekhaled, p. 187.

[3] Mekhaled, p. 187.

[4] Mekhaled, p. 191.

[5] Dans Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954), éd. La Découverte, Paris, 1991.

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